Le Mont Express: une nouvelle d’Hélène Dormond
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Le Mont Express: une nouvelle dHélène Dormond

Par Hélène Dormond
06 Oct 2020

07h40, le Mont Coppoz. Arrivé avec plus de 20 minutes de retard, le bus s’est échoué devant la cure du village. Affalé contre le trottoir, portière avant béante, exposé aux bourrasques, il m’évoque Mobby Dick sous la tempête.

À l’arrière du véhicule, sorte de capitaine Achab empêtré dans les cordes de la baleine, le chauffeur s’échine à remettre les perches au contact des caténaires. En cet hiver des années 80, le mercure se recroqueville au fond du thermomètre et le système se rebiffe sous le gel.

07h58, Coppoz Poste. « La chasse est ouverte » grimpe à l’avant du véhicule. Elle inspecte les rangées de collégiens puis, d’un index péremptoire, fait signe à l’un d’entre eux de lui céder sa place. Le gamin s’exécute, la quinquagénaire s’installe, indifférente aux chuchotis de révolte des amis du vaincu aussi bien qu’à leurs moqueries. Le surnom de la dame ne lui vient pas de son art de débusquer une place assise, mais de son chapeau orné de plumes, improbable couvre-chef qu’elle ne quitte pas de tout l’hiver.

08h15, Petit-Mont. Nouveau déraillement. Une fille de bonne famille s’encanaille dans la remorque enfumée. En dépit de sa nausée, elle fait les yeux doux à « Poubelle », un punk vêtu d’un blouson de cuir bardé d’épingles de nourrice, la tête ornée d’une chaîne reliant son oreille à sa narine et d’une inévitable crête verte.

08h27, Les Côtes. Quelques petits, en première année du secondaire, rejoignent leurs amis déjà installés dans le trolley. La marmaille dispute en piaillant des parties de morpion sur les vitres embuées du véhicule.

08h54, Les Martines. Les derniers écoliers, réfrigérés après plus d’une heure d’attente sous leur abri, s’entassent dans le véhicule déjà bondé.

09h17, Bellevaux. Le trafic enlisé par la neige s’écoule au pas. Le chauffeur pianote sur son volant. Les gamins exultent : « On va arriver après la récré ! » Avec un soupir de soulagement, Isabelle range son vocabulaire de base allemand dans son sac. Le contrôle prévu à 09h30 n’aura pas lieu, faute de participants.

09h38, La Forêt. « Chiche qu’on le fait ? » Sur un coup de tête, deux adolescentes abandonnent le bus juste avant que les portes ne se referment. Elles s’engouffrent dans le magasin de location de vidéos. L’école, ce sera pour l’après-midi. À ce stade, l’heure séchée se confondra avec l’arrivée tardive collective.

09h56, la Motte… 10h13, enfin, le Vieux-Moulin ! Les jeunes se déversent à l’assaut du collège des Bergières. Le temps de rejoindre le bahut, il restera à peine une période d’enseignement avant de faire le trajet en sens inverse pour rentrer manger à la maison.

1985, Vieux-Moulin, 1990, la Motte, 1995, la Forêt… 2020… « Le 20 », rebaptisé 60, file tout droit devant Coppoz. La ligne relie toujours Lausanne au Mont. En mode express, maintenant. La neige a fondu, les arrêts défilent comme les années. Confortablement installée au deuxième étage de l’autobus flambant neuf, j’ai désormais l’âge de « La chasse est ouverte ».

Hélène Dormond est une écrivaine vaudoise, elle a publié son premier roman, Liberté conditionnelle, en 2016 aux éditions Plaisir de lire,  suivi de l’Envol du bourdon chez Hélice Hélas en 2017.
Début 2018, quinze nouvelles forment le bouquet de l’Air de rien, recueil publié chez Plaisir de lire.

 

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