TRAM 12 BLUES: une nouvelle d’Olivier Chapuis
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Nouvelle

TRAM 12 BLUES: une nouvelle dOlivier Chapuis

Par Olivier Chapuis
22 Oct 2020

Avec tes béquilles, tu ressembles à un échassier maladroit. Tu grimpes dans le bus 12 à l’arrêt Bonne-Espérance pourtant la plupart de tes trajets urbains, ces temps, avec ta jambe plâtrée, te font penser à une traversée du Cap Horn. On se presse autour de toi, on te bouscule, on postillonne quelques excuses. L’accès aux places handicapés est interdit. La faute au Covid, préservons le chauffeur, c’est quand même lui qui tient notre destin en mains.

Tu aimerais t’appuyer à autre chose que des dos ou des fesses, tu cherches une barre métallique en sautant sur ta jambe valide. Bien sûr que tu pourrais prendre le taxi ou demander de l’aide à un pote, mais ton indépendance, tu y tiens. Surtout à trente-cinq ans. Mais c’est là que tu le prends en pleine face : le coup de vieux. Parce que tu as beau avoir de belles dents, nul cheveu blanc et une forme physique du tonnerre, l’adolescent qui veut te céder sa place ne le remarque pas. À son âge, tous les adultes ont dépassé la date de péremption. Toi d’autant plus, déglingué du péroné que tu es. Il arbore le sourire du gentil, celui qui croit te faire plaisir et soulager ta peine. D’un mouvement du menton, il te désigne le siège qu’il vient de quitter, encore chaud de sa présence. « Je vous en prie, m’sieur. », ajoute-t-il par politesse.

« Merci. », lâches-tu quand même avant de te laisser choir à la place vacante. Sourire du gamin. Frisson d’humiliation le long de ta colonne vertébrale. Mais tu te sens plus confortable, il faut bien le reconnaître. Seulement voilà, le bus attaque déjà l’avenue du Théâtre, dans deux arrêts tu dois descendre. À peine as-tu le temps d’observer ce vieux à casquette, le regard absent, ou ces deux jeunes enlacés qui comptent les étoiles dans leurs yeux, ou cette dame à lunettes concentrée sur son roman de gare. Une odeur d’oignons frit te monte en narines lorsque les portes s’ouvrent à Saint-François. Tu te hisses sur ta jambe, une main accrochée à la barre, l’autre fermée sur tes précieuses béquilles, et tu sautilles de trois centimètres en trois centimètres. Ton genou craque, la douleur fulgure. Tu te vois déjà répandu à terre, des regards narquois ou indulgents posés sur toi. Mais une main te saisit l’épaule.

– Je peux vous aider, m’sieur ?

L’ado. Encore lui. Tu aimerais qu’il se désintègre. Cependant il insiste, ce serait trop bête que vous tombiez m’sieur, mon père il est médecin et il en répare des comme vous toutes les semaines, venez avec moi ! Tu abdiques. Ta fierté est une pomme ratatinée sur laquelle tu marches en descendant du bus. Du gravier crisse sous tes semelles. Tu prends appui sur tes béquilles, tu remercies encore l’ado qui te décoches un sourire, puis tu tentes de garder ton équilibre en fouillant dans la poche de ta veste. Tu en sors tes écouteurs sans fil que tu encastres dans tes oreilles. Une courte recherche sur ton smartphone. La musique gicle. Tram 12 blues, du Beau Lac de Bâle.

Et tu te lances à l’assaut de la rue comme un ibis désarticulé.

Olivier Chapuis a publié plusieurs ouvrages personnels et a contribué à des recueils collectifs aux Editions Encre fraîche. Son dernier livre « Balles neuves » publié en 2020 aux éditions BSN Press est disponible dans toutes les bonnes librairies.

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