Retour à la ligne: une nouvelle de Gilles Dumont
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Retour à la ligne: une nouvelle de Gilles Dumont

Par Gilles Dumont
01 Déc 2020

La ligne blanche défile sous mon nez dilaté par les effluves d’asphalte. Son tracé hypnotique pilote mes yeux. Hypnose en saccades, EMDR. Dieu que c’est bon. Une douce euphorie me gagne à mesure que le trait se déroule. Mon corps bat la chamade, j’ai le diable au cœur; je suis à fond.

J’hallucine, ça m’a tellement manqué.

Un tout autre frisson me traverse alors que je maudis ce mardi dix-sept juillet. Le jour où ils m’ont privé de ma ligne quotidienne :

– Éloigne-toi des lignes Léa, investis ce temps pour te retrouver.

Deux semaines de sevrage, qu’ils m’ont collées. Le temps, je l’aurais tué pour m’abandonner cœur et larmes à ces sensations.

Le premier jour, je me suis plantée sur le siège bariolé de mon vingt-quatre mètres carrés. Le nez contre le carreau, les yeux en plein dans le vide. Plusieurs heures (ou étaient-ce des secondes?) se sont écoulées. Puis a surgi ce besoin impérieux de combler un manque insupportable. Au creux de ma ligne, j’ai passé mes nerfs sur tout ce qui me tombait sous la main.

Le deuxième jour, j’ai cherché à l’oublier. Vaisselle, poubelle, encore elle. Rien à faire, la ligne m’appelait.

Le troisième jour fut le pire. Insomnie, dysgueusie, plus envie. Rep·r·ends-toi, pensais-je.

Le quatrième jour, j’étais prête. Prête à la retrouver. Puis je l’ai attendue. Je. Léa. Tendue.

Le quinzième jour, j’étais libérée.

Machinalement, je me visse sur le siège à l’avant de ma piole. Je mets les clés sur le contact…

Vroum.

Mon vingt-quatre mètres carrés vrombit, s’ébranle et se met en route.

La ligne blanche défile sous mon nez. D’abord régulière, rectiligne, puis clairsemée.

Pêcheurs.

Un virage m’emmène vers d’autres rivages.

Bellerive.

La ligne se délie sans fin.

Désert.

Elle s’amenuise, c’est bientôt le bout du kif.

Closelet.

La double-porte s’ouvre sur un horizon sans brumes.

Ouchy.

La ligne s’égrène dans les relents du bitume. Je lève les yeux, le MAN s’arrête face au Léman et se vide. Terminus. Mes doigts s’arrachent du cuir du volant. Son étreinte habitera mes mains longtemps après l’avoir lâchée.

En sortant du dépôt, je ne pense qu’à y retourner.

Tirer un trait sur ma ligne ? Jamais.

Léa est conductrice de bus aux transports publics lausannois, de retour sur les lignes après deux semaines de vacances.

 

Gilles Dumont s’est lancé le défi de l’écriture il y a deux ans. Son projet de roman, « Le Chicon Voyageur », narre le périple initiatique de Baraka, un adulescent-tanguy-dandy brusseleir, en Belgique, en France et en Suisse, sous la thématique des réfugiés et avec pour toile de fond l’affirmation de soi, les rapports père(s)-fils et le passage tardif à l’âge adulte.

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