Question de timing: une nouvelle de Pierre Fankhauser
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Question de timing: une nouvelle de Pierre Fankhauser

Par Pierre Fankhauser
11 Déc 2020

Avant d’écrire des romans noirs, Roland Vrinks a fait autant d’années en cabane que dehors : le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a de l’expérience. Ses bouquins, je les ai trouvés dans le bac en bois devant l’Univers, une librairie de livres anciens qui fait aussi galerie d’art. C’est là que, pendant un vernissage, je suis tombé sur Mariana, une copine d’enfance qui aurait dû entrer dans les ordres mais qui est devenue bibliophile, de manière aussi improbable que je suis devenu chauffeur de bus. Dans notre pays, j’étais ingénieur des forêts, ici, je roule sur la ligne 7 entre Saint-François et la Rosiaz. Ouvrir les portes, fermer les portes, le coup d’œil dans le rétro, ça me donne du rythme pour mes romans noirs, un sens du timing à la seconde : le truc le plus important pour un braquage d’après Roland Vrinks qui m’a tout appris.

Quand j’ai demandé à Mariana ce qu’elle venait faire dans ce vernissage, elle m’a répondu dans notre langue, avec un rire plein de bulles de champagne, qu’elle s’en foutait royalement de l’art contemporain – elle a baissé la voix et a trébuché en s’approchant de moi – mais que le patron de l’Univers était assis sur un tas d’or sans en avoir la moindre idée. Avec un clin d’œil appuyé, elle m’a dit que j’aurais mieux fait de lire un peu plus la Bible au lieu d’écrire des romans de gare…

Pour Vrinks, le deuxième truc le plus important dans un braquage, c’est le calme : en sortant, tu marches lentement mais pas trop, sans regarder derrière toi. T’as fait tout ce qu’il fallait : le gérant est attaché, t’as mis un mouchoir dans sa bouche, fait trois fois le tour de son visage au gros Scotch noir, il t’a pas reconnu à cause de ton passe-montagne, tu sais exactement quand va passer le bus que tu vas prendre. Une fois que t’es dedans, c’est comme si t’étais déjà à cent bornes, plus personne peut te serrer.

Quand Roland m’a parlé du bus, j’ai su que c’était un signe et c’est pour ça que j’ai continué à faire boire Mariana, parce que le troisième truc le plus important pour Vrinks, c’est l’info, la vraie info, quand t’es le seul à savoir la valeur de ce que tu vas piquer. Le patron de l’Univers, c’est pas 50 000 balles qu’il aurait dû le vendre, ce Livre des Psaumes du XVIIe, c’est 14 millions.

Là, ça fait 1 minute 56 secondes que je vous raconte mon histoire, le temps de monter la rue Pépinet depuis l’Univers jusqu’à Saint-François, d’enlever ma veste de training noire à lignes blanches et de la glisser dans ma sacoche avec mon passe-montagne, mon rouleau de Scotch, mon pistolet en plastique et le seul des onze exemplaires encore dans la nature de ce fameux Livre des Psaumes du XVIIe.

Je salue Antón qui me laisse le volant du 7 où je m’assieds pour la dernière fois de ma vie avec une pensée pour Mariana : elle aurait pas dû boire autant à ce vernissage ni repartir en vespa. C’est dommage que ça soit tombé sur Ciro, mon collègue de la 22, parce que ces accidents, c’est des kilomètres de paperasse à remplir… Et puis surtout, j’espère qu’il va pas perdre son job, Ciro, juste parce qu’il a roulé sur mon amie d’enfance.

 

Auteur, traducteur et coach littéraire, Pierre Fankhauser a publié chez BSN Press Sirius (2014), roman autour de l’Ordre du Temple Solaire (traduit en espagnol par Martín Schifino chez Paisanita Editora, Buenos Aires, 2019), Bergstamm (2019) autour de Jacques Chessex, ainsi que trois traductions : Veneno (2016) et Ruptures (2019), romans de l’auteur argentin Ariel Bermani, et Abécédaire (2019) du poète chilien Pablo Jofré. Son recueil poétique La Visée a obtenu le prix de l’association Tirage limité 2018.

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