Nouvelle
« NEZ À NEZ » une nouvelle de Sabine Dormond
Enfin, le dix-huit pointe ses antennes. La grosse sauterelle s’arrête au Flon et une colonie de fourmis se déverse de son flanc, tandis qu’une autre s’aligne dans l’air frisquet de ce matin de février, pressée de s’y engouffrer à son tour. Une reine, à en juger par sa corpulence, descend pesamment les deux marches. Elle occupe tout l’encadrement de la porte et chaque pas semble mettre en péril son précaire équilibre.
Je trépigne, impatiente de me réfugier dans la chaleur artificielle de ce ventre bourdonnant. Puis me rue sur la place assise que j’ai repérée du dehors.
La fille d’en face a le regard mouillé, le nez rouge de chagrin. Je lui décoche en guise de bouée un regard Main tendue auquel elle s’agrippe comme une presque noyée. Mon sourire l’invite à s’épancher, trop discrètement sans doute, elle ne saisit pas la perche, et je ne peux élargir ce sourire sans défigurer l’empathie que j’essaie d’y glisser. Ma vis-à-vis baisse les yeux, renifle et se replie sur sa tristesse. Sa peine en pâture me rappelle un lointain trajet de désespoir quand, l’accablement ayant balayé tout souci de dignité, j’implorais de mes larmes un brin de réconfort. Pour une bête histoire d’amour qui avait tourné court.
J’étais partie à Florence avec l’incarnation de tous mes fantasmes et il avait suffi qu’un malentendu s’immisce entre nous pour que notre escapade se solde par un retour prématuré, en solitaire. L’indignation m’avait tenue debout, le désarroi guidée jusqu’à la gare. Installée dans le compartiment, à quelques minutes du départ, j’avais vu la source de ma consternation débouler sur le quai. Il s’était trompé, il admettait son erreur, mais le mal était fait, on est entiers à vingt ans, nous n’avions eu que le temps d’un baiser.
Le coup de sifflet du contrôleur a scellé la rupture, cette miette de tendresse pour ainsi dire posthume a rompu une digue, je me souviens avoir pleuré sans relâche de Florence à Lausanne. En face de moi, un jeune Africain me tendait mouchoir sur mouchoir, sa manière de compatir sans s’immiscer, avec toute la sobriété et l’implication qu’on peut souhaiter en pareilles circonstances.
La fille étale son maquillage en s’essuyant le visage d’un revers de main. Je n’ai pas de mouchoir, ne peut décemment pas en quémander aux autres passagers. Il faudrait que le geste vienne de l’un d’eux, spontanément. Mais le tempérament vaudois est tout en retenue. Personne ne se soucie de cette malheureuse tassée sur la banquette, le regard vide, comme résignée à l’indifférence ambiante. Je cherche en vain l’inspiration d’un geste, d’un mot, d’un signe d’humanité. Pas le temps. À l’arrêt suivant, elle descend. Je la regarde s’éloigner en traînant les pieds, un peu voûtée par le poids de son tourment que je n’ai su alléger.
La grosse sauterelle repart, m’arrachant à cette vision pour me recentrer sur ma propre trajectoire de fourmi. Je reste un instant encombrée de mes bons sentiments inutiles. Désormais, je me munirai d’un paquet de mouchoirs.
Sabine Dormond est l’autrice de plusieurs recueils de nouvelles et d’un roman (Don Quichotte sur le retour, Mon Village, 2013). Elle préside actuellement l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE).